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ROMAIN ROLLAND

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Genre : Romans
Certes, le spectacle présent est bien fait pour qu'on doute de la raison humaine. Pour le grand nombre de ceux qui s'étaient endormis béatement sur la foi au progrès, sans retours en arrière, le réveil a été dur; et sans transition, ils passent de l'absurde excès d'un optimisme paresseux au vertige d'un pessimisme qui n'a plus de fond. Ils ne sont pas habitués à regarder la vie sans parapets. Une muraille d'illusions complaisantes les empêchait de voir le vide au-dessus duquel serpente,...
 
Résumé
Certes, le spectacle présent est bien fait pour qu'on doute de la raison humaine. Pour le grand nombre de ceux qui s'étaient endormis béatement sur la foi au progrès, sans retours en arrière, le réveil a été dur; et sans transition, ils passent de l'absurde excès d'un optimisme paresseux au vertige d'un pessimisme qui n'a plus de fond. Ils ne sont pas habitués à regarder la vie sans parapets. Une muraille d'illusions complaisantes les empêchait de voir le vide au-dessus duquel serpente, accroché au rocher, l'étroit sentier de l'humanité. Le mur s'écroule par places, et le sol est peu sûr. Il faut passer pourtant. On passera. Nos pères en ont vu bien d'autres! Nous l'avons trop oublié. Les années où nous avons vécu furent, à part quelques heurts, un âge capitonné. Mais les âges de tourmente ont été plus fréquents que les âges de calme; et ce qui se passe aujourd'hui n'est atrocement anormal que pour ceux qui sommeillaient dans la tranquillité anormale d'une société sans prévoyance et sans mémoire. Pensons à tout ce qu'ont vu les yeux du passé, du Bouddhâ libérateur, des Orphiques adorant Dionysos-Zagreus, dieu des innocents qui souffrent et qui seront vengés, de Xénophane d'Elée qui assista à la ruine de sa patrie par Cyrus, de Zénon torturé, de Socrate empoisonné, de Platon qui rêvait sous les Trente Tyrans, de Marc Aurèle qui soutint l'Empire près de crouler, de ceux qui assistèrent à la chute du vieux monde, de l'évêque d'Hippone mourant dans sa ville aux abois qu'assiégeaient les Vandales, des moines enlumineurs, bâtisseurs, musiciens, au milieu de l'Europe de loups; de Dante, de Copernic et de Savonarole: exils, persécutions, bûchers; et le frêle Spinoza, édifiant son Ethique éternelle sur le sol inondé de sa patrie envahie, à la lueur des villages incendiés; et notre Michel de Montaigne, en son château ouvert, sur son mol oreiller, dormant d'un sommeil léger, en écoutant sonner le beffroi des campagnes, et se demandant en rêve si c'est pour cette nuit la visite des égorgeurs... L'homme aime en vérité à ne plus se souvenir des spectacles importuns qui troublent son repos. Mais dans l'histoire du monde, le repos a été rare, et les plus grandes âmes ne sont pas sorties de lui. Regardons, sans frémir, passer le flot furieux. Pour qui sait écouter le rythme de l'histoire, tout concourt à la même œuvre, le pire comme le meilleur. Les âmes fiévreuses que le flot entraîne vont par des voies sanglantes, vont, qu'elles le veuillent ou non, où nous guide la raison fraternelle. Ce serait, s'il fallait compter sur le bon sens des hommes, sur leur bonne volonté, sur leur courage moral, sur leur humanité, qu'il y aurait des motifs de désespérer de l'avenir. Mais ceux qui ne veulent point ou ne peuvent point marcher, les forces aveugles les poussent, en troupeaux mugissants, vers le but: l'Unité. * * * Pendant des siècles s'est forgée l'unité de notre France par les combats entre les provinces. Chaque province, chaque village fut, un jour, la patrie. Plus de cent ans, Armagnacs, Bourguignons (mes grands-pères), se sont cassé la tête pour découvrir enfin que le sang qui coulait de leurs entailles était le même. A présent, la guerre qui mêle le sang de France et d'Allemagne le leur fait boire dans le même verre, ainsi qu'aux héros barbares de l'antique épopée, pour leur union future. Qu'ils s'étreignent et se mordent, leur corps-à-corps les lie! Ils ont beau faire: ces armées qui s'égorgent sont devenues moins lointaines de cœur qu'elles ne l'étaient alors qu'elles ne s'affrontaient pas. Elles peuvent se tuer, elles ne s'ignorent plus. Et l'ignorance est le dernier cercle de la mort.
 
Informations techniques
Date de publication : 05/06/2018
Livre de type : Numérique
Numérique Bookelis

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